top of page

Axe 3 : Citoyenneté et transmission

Responsables : T. Glesener et I. Grangaud
Présentation

Au nord comme au sud de la Méditerranée, les droits de la citoyenneté ne sont pas seulement façonnés par l’accès différentiel aux biens circulant sur le marché ou à la jouissance des biens immobilisés, ils le sont également en vertu de la capacité à transmettre et à hériter. En effet, les sources historiques attestent d’une connexion étroite entre l’inscription des individus dans une chaîne de succession et leur inscription dans une communauté territoriale. Si les successions faisaient l’objet d’une attention tout à fait particulière dans ces sociétés, et que des juridictions étaient instituées autour des biens en déshérence, c’est en effet que transmettre ou hériter des biens étaient des actions qui traduisaient un statut reconnu d’appartenance à une communauté tout à la fois parentale et territoriale. De quelles façons se formalisaient les enjeux de la transmission dans l’exercice d’institutions qui, en différents lieux, étaient préposées à la protection des successions incertaines et aux processus de dévolution en direction de leurs héritiers légitimes ? Qu’en était-il de cette condition “d’étranger” attachée communément ici et là à celui ou celle qui ne pouvait transmettre ? De tels questionnements offrent un terrain comparatif particulièrement fructueux pour saisir la relation de tout premier ordre instaurée dans ces sociétés entre les droits de citoyenneté et la transmission des biens. Ils seront explorés par une équipe de sept chercheurs dont quatre travaillent sur les sociétés européennes et trois sur celles du Maghreb. Les processus mis en lumière à partir de l’analyse de sources apparemment très éloignées, tribunaux de l’aubaine (Turin, Séville, Valladolid, Marseille), registres du Bayt al-mâl (Tunis, Alger), devraient dessiner des congruences inattendues, susceptibles, à partir de la question de la transmission, de reformuler les configurations de la citoyenneté.

​

a. Alessandro Buono, L’administration des biens des espagnols décédés dans l’Empire (ép. Moderne)

Le projet d’Alessandro Buono s’interroge sur la façon dont les institutions de l’Empire Espagnol ont pu faire pour identifier les héritiers légitimes des individus qui, originaires de la péninsule, mourraient, parfois soudainement, le plus souvent sans testament, alors qu’ils se trouvaient dans les territoires extra-européens, à des milliers de kilomètres de leur ville de naissance.

Dans un tel contexte mondialisé, établir l’identité d’un individu et savoir ce qu’il possédait était difficile. C’est ainsi qu’à la période moderne, la Monarchie Catholique mit en place des tribunaux spécialisés – les Juzgados de Bienes de Difuntos (tribunal en charge de la gestion des biens des morts) – en charge de prendre temporairement possession des biens laissés sans détenteur et cela dans le but d’identifier leurs héritiers légitimes. Loin de pouvoir s’apparenter à un « savoir bureaucratique », l’identification était liée aux lieux dans lesquels l’identité personnelle des individus était enregistrée dans la mémoire des réseaux dont ces personnes faisaient partie. Ces réseaux étaient convoqués par les juridictions locales et souveraines pour témoigner, et certifier de l’identité des individus.

De nombreux travaux ont montré que la propriété et la transmission par le biais de l’héritage était au cœur de ce qu’était l’appartenance à la période moderne (vecindad). Ainsi, faire en sorte que les biens des défunts aillent à leurs héritiers légitimes était une exigence centrale pour les sociétés modernes. Le travail d’A. Buono fera l’analyse de la documentation produite par la Juzgados de bienes de difuntos, institution véritablement globale de la monarchie, ainsi que celle de la cour supérieure de la Casa de la Contratación de Séville et de Cadix. Il se concentrera en particulier sur les dossiers contenus dans la collection des Autos de bienes de difuntos situées aux Archivo General de Indias (Séville, Espagne ; intégralement digitalisée).

​

b. Thomas Glesener, Les tribunaux de croisade et la gestion des biens vacants en Castille (XVIIIe s.)

Thomas Glesener se propose d’étudier les processus de transmission des biens vacants gérés par les commissaires des tribunaux de croisade dans les territoires du roi d’Espagne. En effet, l’administration dite de la croisade a tendu depuis le XIIIe siècle à monopoliser la gestion des biens vacants en Castille et en Aragon, (biens abintestados ou mostrencos). À partir du XVIe siècle, les tribunaux de croisade se sont progressivement transformé en un système de prélèvement fiscal, adossé mais distinct, à l’administration des finances de la monarchieL’étude de T. Glesener porte sur le XVIIIe siècle qui correspond à un moment de transformation de cette institution, notamment entre 1750 et 1785, au moment  où ce système de gestion des successions vacantes est démantelé et transféré à l’administration de la poste et des chemins.

T. Glesener prétend analyser au plus près des sources l’activité des subdélégués des commissaires de croisade lors des successions vacantes dans les villages de Castille et de Navarre à partir des procédures conservées dans les archives municipales et dans les tribunaux d’appels des régions considérées (archives provinciales de Valladolid, archives de la chancellerie de Valladolid, archives générales de Navarre, archives diocésaines de Valladolid et de Pampelune). Son hypothèse est que ces agents de l’administration de la croisade jouent un rôle clé dans le maintien des biens vacants sous le contrôle des membres des communautés. Leur suppression à la fin du XVIIIe siècle, en modifiant les formes de transmission, redéfinit les conditions de l’appartenance aux sociétés locales.

​

c. Jean-Baptiste Xambo, Droits de transmission et asservissement sur les galères (Marseille, fin XVIIe - début XVIIIe s.)

Jean-Baptiste Xambo s’intéressera au rôle des pratiques de transmission dans la structuration des hiérarchies socio-politiques à Marseille et en Provence au XVIIIe siècle. L’incapacité de transmettre et d’hériter constitue une des principales inégalités statutaires dans l’Europe moderne. À la différence de ses voisins, le roi de France aurait réservé cette inégalité aux non-régnicoles, jetant ainsi les bases de la nationalité. Cette incapacité concerne pourtant bien les 60 000 sujets que le roi envoie sur ses galères entre 1680 et 1748. Complété par 10 000 esclaves et captifs, dits turcs, le groupe des galériens constitue une communauté servile définie par la confiscation du corps mais aussi des biens de ses membres, faisant du roi leur héritier exclusif. Pour administrer au mieux ces biens, la royauté institue en 1705 un « établissement » en lien direct avec l’hôpital des forçats.

Les fonds nécessaires à cette étude de cas sont répartis entre les Archives nationales de Paris, et celles du Service historique de la défense à Toulon. Inventaires des biens recueillis par l’établissement royal, suppliques individuelles et collectives de galériens, correspondances de l’administration, jugements du conseil de guerre, règlements, etc., seront au cœur du riche corpus documentaire que mobilisera Jean-Baptiste Xambo. À la lumière des pratiques testamentaires, des mobilisations des forçats et des normes qui les sanctionnent ou les entérinent, il interrogera les voies de contestation de cet ordre monarchique qui, par le biais de créations de parentèles alternatives « localement » ou encore de jeux diplomatiques transméditerranéens par exemple, permettent de redéfinir les conditions socio-politiques de leurs auteurs.

​

d. Simona Cerutti, Aubaine et citoyenneté en Savoie (XVIe-XVIIIe s.)

La recherche de Simona Cerutti portera sur le riche fond concernant le fond « Ubena », conservé auprès de l'Archivio di Stato de Turin et concernant les États savoyards entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle. Il s’agit de 60 liasses et 800 procédures environs, sollicitées par l’application de cette mesure, d’après laquelle, formellement, le Roi aurait dû saisir les biens des étrangers morts, sans héritiers légitimes, sur son territoire. Ses recherches précédentes (portant sur un nombre restreint de ces procédures concernant le seul XVIIIe siècle) avaient montré que le rôle du Fisc royal était en fait plus complexe : son intervention à la suite du décès d’un individu isolé visait moins à s’approprier ses biens qu’à les gérer, dans l’attente de la manifestation des héritiers légitimes. Les « étrangers » à qui s’adressait le droit d’aubaine étaient en fait des individus dépourvus de successions. Cette « découverte » de l’acception du terme ouvrait la voie à la nécessité de considérer à nouveau frais le rôle de la famille et de la succession dans la construction des liens d’appartenance territoriale. En partant de ces acquis, la recherche de Simona Cerutti se propose de vérifier sur un temps long ce lien établi par l'Ubena entre propriété/succession et naturalité (comment, à partir du milieu du XVIe se constitue progressivement ce droit); quel partage (plus ou moins conflictuel) entre l'État et les familles dans la définition de l'appartenance aussi bien nationale que locale.

​

e. Isabelle Grangaud, Le Bayt-al-mâl : transmission et droit d’appartenance dans le Maghreb ottoman

C’est sur le terrain maghrébin du XIXe siècle qu’Isabelle Grangaud concentrera son analyse des enjeux liés à la transmission des biens. À Alger comme à Tunis, deux capitales de province de l’Empire ottoman, une institution, le Bayt al-mâl, était pareillement préposée à la surveillance et à la gestion des successions incertaines et en déshérence. Tandis que l’historiographie ottomane a généralement associé cette institution au rôle de récipiendaire des biens en déshérence « revenant en droit à l’État », l’observation à Alger (Fonds ottoman, Alger/Aix-en-Provence) de l’activité de ses agents signale au contraire que celle-ci était activement orientée vers la protection des biens et la nécessité d’identifier les héritiers légitimes, parents, créanciers ou donataires. Dans la pratique de l’institution, était en outre qualifié d’étranger (gharîb) celui ou celle qui n’avait pas d’héritier. Ainsi, en contrepartie de l’attention portée à la transmission des biens, un lien fort était établi entre le défaut d’insertion dans une lignée et la condition d’extranéité, plaçant la capacité à transmettre des biens au cœur des droits de l’appartenance. L’abord, dans le cadre de ce travail, du terrain tunisois sera l’occasion d’interroger plus avant la nature de et les formes prises par un tel lien, analysé dans une configuration institutionnelle et sociale nouvelle mais contemporaine et présentant de grandes proximités. Ce terrain permet de croiser différents types de sources liées à cette institution, conservées aux archives nationales tunisiennes, que sont les registres comptables, une variété d’actes judiciaires et la correspondance tenue entre le responsable du Bayt al-mâl et le grand Vizir du Bey.

​

f. Inès Mrad-Dali, Succession et appartenance des noirs en Tunisie (XIXe s.)

Au XIXe siècle en Tunisie, les noirs se voyaient bénéficier de leur propre Bayt al Mâl, caisse en charge des biens vacants et en déshérence. La mise au jour par Inès Mrad-Dali, dans les archives nationales tunisiennes, de documents datant de la seconde moitié du XIXe siècle lui permettra de rendre compte de l’existence dans plusieurs régions du pays (Kairouan, Tebourqouq etc.) d’un Bayt Mâl al Abid, ou « Bayt Mâl des Nègres » tenus par des agents locaux. Ces documents sont autant de correspondances entre qadhi du Bayt al Mâl, chef des eunuques et ministre des contribuables, attestant de conflits qui vont se multiplier à partir des années 1870-1880 entre héritiers par wala (patronat) et ayants-droits de la « communauté » noire représentés par le Bach agha des ‘abid-s (chef des eunuques, statutairement chef de tous les Noirs de la régence). Dans le contexte de l’érosion à l’œuvre des prérogatives du représentant des Noirs (chef des eunuques) suite à l’instauration du protectorat français, I. Mrad-Dali explorera les conditions de ces conflits au regard des enjeux liés aux droits de l’appartenance véhiculés par les transmissions.

​

g. M’hamed Oualdi, L’héritage du général Husayn (Tunisie, France, Italie, XIXe s.)

La recherche de M’hamed Oualdi porte sur les conflits et débats autour de l’héritage du général Husayn, un esclave affranchi et ancien dignitaire de la province ottomane de Tunis, mort à Florence en 1887, soit six ans après la colonisation de la Tunisie par la France. L’étude de ce cas vise à analyser les liens entre transmission et droits d’appartenance à trois niveaux. D’une part en explorant les modalités testamentaires du défunt, mort sans descendance naturelle, articulées à la volonté de ce dernier de créer un lignage autour de la possession de biens fonciers à Tunis. D’autre part, en resituant les formes fluctuantes de qualification du patrimoine de cet homme, en situation de transition d’empire, et leurs effets sur les conditions d’appartenance locale. En plaçant le curseur sur les conflits et débats autour de cette succession, enfin, M. Oualdi prêtera attention à l’architecture scripturaire de la masse documentaire entre 1887 et le milieu des années 1890 aujourd’hui conservés dans les archives d’État à Tunis, Paris, Rome, Livourne et Londres. Il cherchera non seulement à comprendre comment ces écrits permettent de formuler des appartenances et des communautés mais aussi, comment les autorités coloniales redimensionnent et sectionnent ces écrits en « dossier », « cas », « affaire » afin de reformuler, traduire ou rendre acceptables ces revendications d’appartenances. 

bottom of page