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Axe 1 : Citoyenneté et participation au marché

Responsables : G. Calafat et I. Seri-Hersch
Présentation

Dans les différentes sociétés considérées, le lien souvent établi entre le « citoyen » (ou le natif) et le propriétaire, se doit d’être soumis à une analyse attentive à le soustraire à ce qui, du point de vue du sens commun, fait équivaloir propriété à richesse. Il est bien connu en effet que certaines communautés en étaient exclues (les juifs dans plusieurs villes européennes ; les dhimmî-s, au Maghreb ou en Orient, au moins à certaines périodes) ; et plus généralement en Europe occidentale la possibilité pour les « étrangers » d’acheter des biens immobiliers (maisons, terres etc.) était soumise à des contrôles sévères, voire à des interdictions. En somme, le marché était bien loin de s’identifier à cet espace libre d’échange et de communication que la tradition libérale a charpenté et que nous projetons sur le passé ; parmi les « règles du marché » figurent des conditions d’appartenance qui ont suscité une attention encore trop limitée de la part des chercheurs (historiens, sociologues, économistes) et que PROCIT se propose au contraire d’analyser attentivement sous un angle comparatif.

Quelles étaient les règles d’inclusion et d’exclusion du marché ? Quel était le rôle de la propriété et du marché dans les processus d’intégration ? Une comparaison attentive aux pratiques et aux actions voudrait évaluer ce que font les droits d’accès au marché. Les revendiquer, les étayer ou en faire valoir la dimension probatoire en fait une condition d’appartenance, et l’analyse de ces processus et de leurs grammaires permet de mettre en regard une pluralité de situations (souvent conflictuelles, en tout cas de mobilisation) se déroulant dans des lieux très différents. Dans ce cadre, la comparaison sera conduite par six historiens à partir de terrains de recherche, en Palestine, Algérie, Tunisie, Italie et France, déployant une vaste palette de contextes. 

a. Iris-Seri-Hersch, Conflits fonciers dans les terres du Kabbara (Palestine, 1880-1950)

Le projet d’Iris Seri-Hersch vise à scruter les rapports complexes entre appartenance locale et propriété foncière à partir de l’étude de conflits ayant pour enjeu les terres de Kabbāra, vaste zone marécageuse de Palestine. Sur le temps long (années 1880 – années 1950), et dans un moment marqué par la fin de l’empire ottoman, l’instauration du mandat britannique, le développement du projet sioniste et la fondation d’Israël, l’enquête s’attachera à saisir les diverses articulations entre appartenance et propriété. Ces conflits fonciers et les jeux d’acteurs qu’ils impliquent mettent en lumière la nature dynamique et bidirectionnelle des rapports entre appartenance et propriété : l’attestation d’un ancrage de longue durée pour revendiquer des droits liés à la terre ; ou à l’inverse le fait d’acter par l’accès à la propriété une appartenance locale légitime. Pour tenter de retracer les contextes, les processus et les points d’appui de ces revendications et transactions, Iris Seri-Hersch fera appel à un large éventail de sources (en arabe, hébreu, français, anglais) dont les principales sont des archives d’époque ottomane et mandataire incluant des correspondances, plaintes, pétitions, jugements, contrats fonciers (location/vente), actes de propriété, rapports de commissions d’enquête, plans cadastraux, cartes topographiques, photographies, articles de presse et mémoires d’acteurs historiques locaux consultés aux archives de l’État d’Israël, aux archives sionistes, à la bibliothèque nationale d’Israël (Jérusalem), au cadastre israélien (Tel-Aviv), dans des archives municipales locales (Ma’agan Michael, Zikhron Ya’kov) et aux archives nationales britanniques (FO 371).

b. Christine Mussard, Accès à la terre dans les villages de l’est algérien (1890-1950)

C’est sur le terrain conflictuel de l’accès à la propriété en situation coloniale que se situe le travail de Christine Mussard. La mise en place du peuplement français en Algérie à la fin du XIXème siècle a généré la création d’espaces singuliers, les centres de colonisation. Répartis sur l’ensemble du territoire de la colonie, ces villages réservés aux Européens, et distincts des douars accueillant les autochtones, s’ouvrirent progressivement à ces derniers, à tout le moins aux français naturalisés parmi eux. Ces changements, générés par la désertion des Européens, et entérinés par l’administration coloniale, ne se firent pourtant pas sans heurts. S’emparant des éléments d’un conflit particulier dans le village de Blandan, dans le constantinois, Christine Mussard, y observera les processus à l’œuvre et les ressorts de la fabrique de la citoyenneté qui s’y manifestent, ses liens avec les enjeux de la propriété foncière et son inscription dans un territoire singulier. Les sources mobilisées sont majoritairement aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) à Aix-en Provence et en particulier les archives du département de Constantine, de la commune mixte de La Calle. Elles seront mises en relation avec les archives départementales des lieux d’origine des familles de colons, ainsi qu’avec des sources orales.

c. Guillaume Calafat, L’accès au marché des marchands et marins corso-ligures (Marseille, Livourne, Gênes et Tunis, fin XVIe – début XVIIe s.)

Le travail de Guillaume Calafat porte sur des familles transrégionales corses et ligures installées conjointement à Marseille, Livourne, Gênes et Tunis à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. À partir d’une grande variété de documents (archives paroissiales, actes notariés, actes de chancellerie consulaires, suppliques, procès-verbaux de litiges, correspondances marchandes et diplomatiques, recueil de waqfiyya, héritage matériel…), ce travail vise à détailler l’organisation et le fonctionnement d’un réseau de marchands et de marins dans différentes places de commerce méditerranéennes. En suivant les parcours de familles de marchands et marins corso-ligures (dont certains membres sont convertis à l’Islam), le but est de proposer une comparaison multi-située et synchrone des formes d’accès à la propriété et aux marchés. Guillaume Calafat cherchera ainsi à comprendre comment ces marchands et ces marins, dans différents univers normatifs, parviennent à mobiliser des institutions de commerce et à obtenir des positions privilégiées sur les marchés. En suivant leurs investissements dans la province ottomane de Tunis, en Corse, en Toscane – en particulier leurs legs pieux – il propose également d’analyser les transferts de crédit et les coopérations économiques et politiques de ces familles. Enfin, à travers plusieurs affaires, plaidées dans différentes instances (autour de l’héritage d’un mamelouk du bey de Tunis, de prises maritimes, de dettes…), il souhaite interroger les questions du crédit, de la réputation et des compétences à l’échelle transrégionale.

d. Nicoletta Rolla, Crédit et accès au marché à Turin (XVIIIe s.)

La recherche de Nicoletta Rolla vise à comprendre les critères et les instruments d’accès aux marchés de la ville de Turin au XVIIIe siècle, ce qui l’amène à considérer le critère fondamental du crédit, qui formait la base du commerce. La quotidienneté des échanges se fondait de ce fait sur la confiance qui, support du crédit, était « l’âme du commerce » érigeant la réputation et la fiabilité en critères d’accès aux marchés. Nicoletta Rolla cherchera à retracer l’ampleur des circuits du crédit dans la ville, à reconstituer les réseaux sociaux que celui-ci présupposait et en même temps qu’il contribuait à créer, et à en identifier les membres. Interrogeant les fondements de la confiance, elle observera aux côtés des réseaux stables et établis, les pratiques et les institutions susceptibles de construire ou de garantir la réputation et la fiabilité de ceux qui, extérieurs à la ville, ne pouvaient s’en prévaloir d’emblée. Pour ce faire, son analyse portera sur les inventaires post-mortem des actes judiciaires du Vicariat de Turin (Archivio di Stato di Torino (ASTo) : ASTo, Vicariato di Torino, Atti e ordinanze civili; ASTo, Vicariato di Torino, Atti esecutivi; ASTo, Giudicatura di Torino, Inventari post-mortem; ASTo, Insinuazione di Torino).

e. Michela Barbot, Participation au marché et appartenance urbaine à Milan à l’époque moderne

L’objectif de Michela Barbot est d’analyser l’apport de la participation au marché à la définition des critères d’appartenance à la communauté des habitants de Milan à l’époque moderne. Milan était alors un centre urbain d’environ cent mille habitants, marqué par une complexité institutionnelle croissante. À partir du XVème siècle, la ville fait partie d’un territoire plus large dans lequel les anciennes autonomies locales cohabitaient avec plusieurs autorités supra-locales. La présence de fonctionnaires impériaux, en particulier, eut pour conséquence d’infléchir les critères de l’appartenance à la communauté urbaine, en les faisant basculer du contrôle de la propriété immobilière à la règlementation de l’accès au marché des denrées de première nécessité. Vue l’impossibilité d’empêcher les fonctionnaires impériaux de se loger dans la ville, le parti pris des pouvoirs locaux fut de relâcher leur emprise sur le marché des logements pour renforcer la juridiction et la vigilance sur le commerce des produits de subsistance : l’accès à ce type d’échange - et non plus la résidence dans la ville – était désormais en mesure de définir les Milanais par rapport aux forestieri (étrangers). Ces transformations ayant occasionné de nombreux conflits, il s’agira pour Michela Barbot d’analyser ces derniers dans leur déroulement, sous le prisme des dynamiques d’inclusion et d’exclusion dont ils étaient chargés. Pour ce faire, elle croisera deux grands fonds d’archive complètement inexplorés dans cette perspective : le fond Commercio et le fond Forestieri de l’Archivio Storico Civico de Milan.

f. Julien Puget, Propriété immobilière et insertion locale à Marseille (fin XVIIe s.)

L’objectif de Julien Puget et de questionner l’articulation entre propriété et insertion locale à Marseille dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Il le fera à partir de l’analyse des conditions particulières qui ont présidé au lotissement à la suite, d’une opération d’urbanisme d’ampleur, conduisant à un triplement de la superficie de la ville. Cette opération s’est soldée par l’investissement massif, non pas – comme on aurait pu le croire – des notables de la ville, mais, des artisans et des travailleurs modestes dépourvus du droit de participer à la vie politique de la cité. À partir d’un échantillon de 112 contrats d’échanges de biens conservés dans les archives municipales de Marseille, il est possible de reconstituer finement les conditions d’accès de la population à ce vaste mouvement de redistribution foncière. Ce travail devrait mettre en lumière la réalité des formes complexes (et dissociées) de la propriété. Il s’agira pour Julien Puget d’observer dans ce cadre le rôle joué par celle-ci dans les processus d’affirmation de l’appartenance et des droits d’accès au corps politique et juridique urbain.

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