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Axe 2 : Citoyenneté et biens hors-marché

Responsables : E. Colombo et P. Ghazaleh
Présentation

Fondations waqf, fidéicommis, bénéfices… Le fil rouge qui relie des institutions aussi différentes est le processus qui en est à l’origine : des biens ont été soustraits au marché, pour être destinés à la transmission familiale ou à des institutions charitables ou religieuses. Quelle est la signification de ces opérations ? On a longtemps analysé les pratiques de biens waqf et des fondations en mainmorte sous le seul angle de leur capacité à sécuriser des patrimoines au prix d’une atrophie du marché. Or, plusieurs études récentes (au nombre desquelles celles portées par des membres du projet PROCIT) ont montré à quel point cette pratique a pu être utilisée par les acteurs sociaux pour charpenter leur propre succession et pour dessiner des configurations sociales spécifiques. En effet, les fondations ont joué un rôle important dans les stratégies de formation de communautés familiales, étroites ou larges (maisonnées), ou dans les processus d’intégration communautaire.

C’est par ce nouvel angle –qui interroge aussi la place de la charité dans des systèmes sociaux et religieux apparemment très éloignés - que l’étude de ces institutions (et de leur rôle dans les processus d’intégration) apparait être une entrée privilégiée dans l’analyse de la relation entre citoyenneté et propriété. À travers l’attention portée aux pratiques inhérentes à la constitution, à l’usage et au fonctionnement de ces institutions en différents points de l’espace méditerranéen (en Italie, Égypte, France et Tunisie), le projet comparatif mené par les cinq chercheurs associés à cet axe devrait mettre au jour des convergences et leurs logiques, susceptibles de renouveler l’approche du rôle des biens « hors marché » et d’en appréhender les dynamiques citoyennes.

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a. Emanuele Colombo, Les églises ricettizie : biens communs et appartenance locale (Italie du Sud, ép. Moderne)

Le travail d’Emanuele Colombo porte sur les églises ricettizie, des institutions largement répandues dans le Sud de l’Italie depuis le début du Moyen Age et jusqu’à leur abolition en 1867. Les églises ricettizie étaient des corps non pas fondés sur des bénéfices ecclésiastiques, mais sur une masse de biens communs à tous leurs membres, exclus du commerce et loués à long terme. Un double lien unit le ricettizie au problème de la citoyenneté. D'une part, le responsable de leur gestion était habituellement nommé par la ville; d'autre part, faire partie d’une église ricettizia était considéré comme un droit civique, au point que tous les « originaires » d'un lieu pouvaient en devenir des membres. Emanuele Colombo suivra en particulier deux axes d’analyse. Le premier interroge le système du marché qui caractérise ces biens communs, et qui est rendu possible par le double régime auquel ils sont soumis, qui distingue une propriété éminente (inaliénable), d’un domaine utile, objet, ce dernier, de négociations intenses au sein de la communauté locale (cette partie de la recherche s’appuiera sur les très riches fonds conservés dans l’Archivio di Stato de Reggio Calabria). Le second axe (s’appuyant sur les archives de la Délégation sur la juridiction royale auprès de Archivio di Stato de Naples), s’intéressera au rôle des églises ricettizie dans l’acquisition ainsi que dans la pratique de la citoyenneté locale. L’identification des « originaires », d’un lieu passait par l’appartenance aux églises. En effet, les familles dites « originaires » étaient celles auxquelles les églises avaient loué des terres dans le passé, et qui, par la suite, avaient acquis le droit civique (iure civico) de participer aux biens communs de la ricettizia (appelée aussi « communeria »).

À travers cette analyse, Emanuele Colombo se propose d’affronter deux grandes thèmes historiographiques aujourd'hui très débattus : la capacité des institutions pieuses ou ecclésiastiques à créer des droits « politiques » individuels; le rôle joué par les commons dans la création des hiérarchies sociales à l’intérieur de la société locale.

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b. Pauline Bernard, Tensions autour d’une ressource commune : les abénévis (Lyonnais, 1670-1789)

Le projet de Pauline Bernard porte sur les « grands chemins », et sur les conflits dont ils furent l’objet en Lyonnais à la fin de l’Ancien Régime, une période d’augmentation du trafic et de profondes transformations de ces espaces de communication. Principales voies de communication du royaume, les « grands chemins » étaient en effet aussi des lieux dont les bornages et les usages étaient l’objet de disputes. On se concentrera en particulier sur les tensions qui surgissaient autour des abénévis, des concessions, parfois présentées comme rentes perpétuelles et distribuées par les seigneurs – locaux, ecclésiastiques, mais aussi le bureau des finances –, aux propriétaires riverains pour l’utilisation des « eaux fluctuantes ». Qui bénéficiait des abénévis et quelle place avaient-ils dans la vie de ces ayants-droit ? Quelles relations leur gestion engendrait-elle entre les institutions qui les distribuaient et ceux qui les recevaient ? En quoi les profondes transformations en jeu sur les voies de communication en viennent à en modifier l’économie ? Pour y répondre, c’est à l’étude contextualisée de conflits qui se sont déroulés entre 1670 et 1789 qu’elle procèdera. Seront principalement mis à contribution les fonds des juridictions qui revendiquaient des prérogatives, non seulement sur ceux qui circulaient mais aussi sur ceux vivant en bordure des voies de communication, conservés aux Archives Départementales du Rhône. Croisées aux sources normatives mais encore aux nombreux factums contenus à la bibliothèque municipale de Lyon, ces archives constituent – une fois lues avec une approche située, au plus proche des acteurs - un corpus d’une grande richesse.

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c. Sami Bargaoui, Biens waqf et conflits d’appropriation dans la régence de Tunis à l’époque moderne

Sami Bargaoui, à partir du terrain maghrébin et tunisien, se propose de revenir sur l’accusation porté contre les waqf-s, depuis les débuts de l’époque coloniale et de nos jours encore, comme constituant un frein à l’exploitation optimale des terres, en raison de la multiplication des acteurs et des ayant-droits qui accompagne ce procédé. Partant de l’hypothèse que cette dissociation des droits a joué un rôle important dans l’extension des cultures à l’époque ottomane, il entend explorer, à travers l’étude des conflits entre les acteurs impliqués, comment ce cadre a pu permettre la constitution de communautés dynamiques et interdépendantes, avant que ces rapports ne soient affectés par les profonds changements du XIXe siècle. Il s’appuiera pour ce faire sur des actes notariés du fonds d’archives de l’ancienne Jami`yyat al-awqâf, administration qui, à la fin du XIXe siècle, a centralisé la gestion des fondations dites publiques (archives conservées aux centre des Archives nationales de Tunisie).

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d. Jean-François Chauvard, Fidéicommis et communauté familiale (Venise moderne)

Dans le prolongement de ses travaux sur les fidéicommis dans la Venise moderne, Jean-François Chauvard entend, tout d’abord, s’intéresser aux discours produits sur les institutions qui soustrayaient les biens au marché, qu’il s’agisse des fidéicommis ou des fondations de mainmorte. Dans la perspective d’une histoire intellectuelle du social, il voudrait en particulier porter l’attention sur la pensée de Gianmaria Ortes qui est l’un des rares penseurs du XVIIIe siècle à avoir opéré un rapprochement entre différents types de fondation et à avoir justifié de leur existence au nom de la conservation de l’ordre social et de l’équité. Le second axe de recherche portera sur la capacité des fidéicommis à construire une communauté familiale en devenir. En fixant l’ordre de substitution, le testateur envisageait différentes conjectures qui posaient, en creux, des interdits et délimitaient les confins de la communauté des ayants droit. À partir d’un échantillon de testaments, l’enjeu sera de déterminer les logiques personnelles et les représentations collectives à l’œuvre derrière ces conjectures qui dessinent de véritables arbres généalogiques inversés. Le troisième axe consistera à déplacer l’attention sur les liens que les fidéicommis créaient entre les héritiers, certes unis par des relations de parenté, plus ou moins proches, mais aussi contraints à des formes de collaboration (gestion) du fait de leur appartenance à la même communauté d’ayants droit. Dans le même temps, il est patent que l’accès à la succession suscitait une forte conflictualité. La question sera donc non seulement de comprendre ce que les bénéficiaires d’un fidéicommis ou ceux qui en revendiquaient la succession partageaient en commun, mais aussi quelle était la capacité de l’institution à créer des liens ou à désunir. Il privilégiera une étude de cas en suivant une querelle de succession.

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e. Pascale Ghazaleh, La création d’un domaine public dans l’Égypte ottomane (XIXe s.)

Le projet de recherche Pascale Ghazaleh sera consacré à la mise en lumière du processus de création d’un « domaine public » et étatique dans l’Égypte ottomane. Au XIXe siècle en effet, l’État ottoman entreprit le cadastre et l’enregistrement des terres afin d’établir le droit exclusif du gouvernement aux revenus fiscaux, à l’exclusion des revendications des fondations pieuses et des fermiers généraux. Ce processus passa également par l’élimination des droits d’usage, y compris les droits communaux, en faveur des droits exclusifs du propriétaire. C’est d’ailleurs en affirmant son droit juridique et historique à la terre arable que l’État convertit les terres communales (ou encore celles où se superposaient les droits de multiples usagers) en domaines privés – processus qui requérait évidemment l’expropriation d’usagers autres que les grands propriétaires bénéficiaires de la privatisation par l’État. Or au même moment que l’État mettait en œuvre cette inversion du domaine éminent, se développa l’idée que certains biens revenaient à tous. En Égypte, ceux à qui l’État attribuait l’identité égyptienne étaient en théorie les ayants droit présomptifs de ressources qu’ils seraient pourtant bien incapables de monnayer : des biens communs mais abstraits, biens publics qui devaient être exploités et gérés par l’État et lui seul, ressources nationales qui ne sauraient être assujetties aux lois du marché. Comment une nouvelle conception des ressources, liées au territoire et sujettes à une gestion centralisée, permit-elle d’articuler une nouvelle pratique de la citoyenneté au moment même où les réformes agraires vinrent rompre les liens qui plaçaient l’exercice de la possession au cœur des droits de propriété ?

Le travail de Pascale Ghazaleh se fondera, d’une part, sur une lecture fine des conflits documentés (entre autres dans les archives du Conseil des ministres) entre agriculteurs et grands propriétaires terriens ou investisseurs croisé d’autre part par l’analyse critique d’une presse nationaliste qui s’épanouit en Egypte pendant le dernier tiers du XIXe siècle.

 

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